Par Franc Muller – Avocat droit du travail, Paris
Sur qui repose la preuve du caractère réalisable des objectifs ?
Le contrat de travail d’un salarié prévoit qu’au titre de sa rémunération il bénéficiera d’un salaire fixe, auquel s’ajoute une part variable dont le montant dépendra de l’atteinte des objectifs qui lui sont fixés par l’employeur.
Précisons d’emblée que la détermination des objectifs relève du pouvoir de direction de l’employeur, de sorte qu’il n’a pas d’obligation de consulter le salarié avant de les établir et peut y procéder de manière unilatérale (Cass. Soc. 22 mai 2001 n° 99-41970).
On ne saurait néanmoins que trop conseiller au salarié de signifier à l’employeur par écrit son désaccord s’il considère que les objectifs qui lui ont été assignés, normalement en début d’exercice, sont hors d’atteinte.
La concertation est évidemment préférable et permet d’éviter une discussion houleuse lorsque le salarié n’est pas parvenu à atteindre les objectifs en raison de leur caractère irréalisable.
Appartient-il alors au salarié de démontrer que les objectifs qui lui ont été assignés étaient irréalisables en dépit des efforts qu’il a mis en œuvre, ou à l’employeur de justifier que les objectifs étaient parfaitement justifiés et adaptés à la réalité du marché ?
La réponse à cette question n’est pas neutre, elle conditionne d’une part la rémunération du salarié, qui est tout sauf une circonstance anodine, d’autre part, elle peut fournir à l’employeur un motif pour invoquer l’insuffisance professionnelle de l’intéressé.
Les décisions statuant sur ce point précis sont rares et l’arrêt de la Chambre sociale de la Cour de cassation est donc accueilli avec un vif intérêt.
Que prévoyait le contrat de travail ?
Un salarié exerçait les fonctions de responsable régional des ventes à compter du 1er septembre 2013, son contrat de travail stipulant qu’il percevrait un salaire fixe, auquel serait adjoint un intéressement sur les ventes réalisées, selon des modalités énumérées dans une annexe.
Cette annexe détaillait les objectifs applicables, uniquement à l’année 2013, étant précisé que le calcul était proratisé pour le dernier trimestre au regard de la date d’entrée du salarié dans l’entreprise.
N’ayant bénéficié d’aucune rémunération variable pour les années 2013,2014,2015, le salarié avait pris acte de la rupture de son contrat de travail, estimant que les manquements de l’employeur étaient suffisamment graves pour empêcher la poursuite du contrat de travail, et avait saisi la juridiction prud’homale afin qu’elle en tire les conséquences indemnitaires et condamne en outre l’employeur à un rappel de salaire relatif à la part variable pour les années litigieuses.
Le salarié soutenait que les objectifs relatifs à l’année 2013, qu’il n’avait pas atteints, étaient irréalisables et reprochait à l’employeur de ne pas lui avoir adressé d’avenant pour les années suivantes et de n’avoir engagé aucune discussion à cet égard.
Il incombe à l’employeur d’établir que les objectifs étaient réalisables
La Cour d’appel avait fait droit à la demande du salarié, incriminant l’employeur qui ne produisait aucun élément permettant de déterminer si les objectifs de l’année 2013 étaient réalisables.
Elle avait retenu que l’absence de paiement de la rémunération variable de 2013 à 2015 était liée au caractère irréaliste des objectifs définis pour 2013, et que ceux-ci étaient demeurés inchangés pour les années suivantes.
Elle avait donc condamné l’employeur à verser au salarié un rappel de salaire sur la rémunération variable pour les exercices 2013, 2014 et 2015.
La Chambre sociale de la Cour de cassation l’approuve pleinement, énonçant d’abord, au visa de l’article 1353 du Code civil, que « celui qui réclame l’exécution d’une obligation doit la prouver. Réciproquement, celui qui se prétend libéré, doit justifier le paiement ou le fait qui a produit l’extinction de son obligation ».
Et de poursuivre :
« L’employeur ne produisait aucun élément de nature à établir que les objectifs qu’il avait fixés au salarié pour l’année 2013 étaient réalisables, a, sans inverser la charge de la preuve, décidé à bon droit que la rémunération variable au titre de cet exercice était due » (Cass. Soc. 15 déc. 2021 n° 19-20978).
Elle pose ainsi de façon claire que la charge de la preuve d’établir que les objectifs fixés au salarié sont réalisables incombe à l’employeur, et non l’inverse.
Il appartient en outre à l’employeur de justifier des éléments permettant de déterminer si les objectifs fixés au salarié ont été atteints (Cass. soc. 28 sept. 2022 n° 21-16244).
Cette affirmation est importante et tranche une question pratique qui intéresse directement la rémunération des salariés.
Des objectifs réalisables, ou non, compte tenu de la politique commerciale de l’employeur
La Cour de cassation a récemment apporté une précision supplémentaire.
Après avoir été licencié, un salarié réclamait à son employeur des rappels de bonus pour les années ayant précédé la rupture de son contrat de travail.
La Cour régulatrice rappelle d’abord la règle de principe selon laquelle, lorsque les objectifs sont définis unilatéralement par l’employeur dans le cadre de son pouvoir de direction, celui-ci peut les modifier dès lors qu’ils sont réalisables et qu’ils ont été portés à la connaissance du salarié en début d’exercice.
Elle affirme en outre qu’il incombe à l’employeur de rapporter la preuve de ce que les objectifs qu’il fixe unilatéralement sont réalisables et que les Juges doivent rechercher si les objectifs fixés par l’employeur au salarié étaient réalisables compte tenu de sa politique commerciale (Cass. soc. 15 nov. 2023, n° 22-11442).
La conséquence des manquements de l’employeur est sanctionnée par la rupture du contrat de travail à ses torts
Dans notre précédente affaire, l’absence de paiement de la rémunération variable en raison du caractère irréaliste des objectifs définis pour 2013, tout comme l’absence de fixation d’objectifs pour les années suivantes et l’absence de paiement qui en résultait, faisait obstacle à la poursuite du contrat de travail.
La Haute Juridiction considère que :
les manquements de l’employeur pendant plusieurs années avaient privé le salarié de sa rémunération variable contractuelle, de sorte que ces manquements avaient empêché la poursuite du contrat de travail.