Par Franc Muller – Avocat droit du travail, Paris

 

Un changement de jurisprudence salutaire

La Chambre sociale de la Cour de cassation a procédé le 18 mars 2020 à un bouleversement très important, pour ne pas parler d’une véritable révolution à l’échelle des salons feutrés du quai de l’horloge, concernant la charge de la preuve des heures supplémentaires.

Et disons-le clairement, ce changement s’est (pour une fois…) effectué pour le plus grand profit des salariés.

Le salarié qui réclame en justice le paiement des heures supplémentaires qu’il a réalisées voit désormais le fardeau de la preuve être considérablement allégé.

Rappelons qu’avant cette date, la Haute Juridiction livrait une interprétation du Code du travail faisant en grande partie reposer la charge de la preuve sur le salarié, celui-ci devant étayer sa demande par la production d’éléments suffisamment précis quant aux horaires effectivement réalisés pour permettre à l’employeur de répondre en fournissant ses propres éléments.

La tâche n’était pas toujours évidente, les Juges du fond se montrant souvent exigeant sur les pièces à produire pour « étayer la demande » de l’intéressé.

Sous l’inspiration éclairée de la jurisprudence européenne, un revirement spectaculaire est donc intervenu le 18 mars 2020, dont on mesure aujourd’hui tous les effets.

Certes, la mue s’opère lentement et la résistance des Conseils de Prud’hommes, et parfois de certaines cours d’appel, persiste encore, mais la Cour régulatrice veille à y mettre bon ordre afin de faire respecter ses directives.

Il n’est désormais plus nécessaire que le salarié étaye sa demande, il faut mais il suffit, qu’il présente des éléments suffisamment précis quant aux heures supplémentaires qu’il a accomplies, afin de permettre à l’employeur, qui assure le contrôle des heures de travail, d’y répondre en produisant ses propres éléments.

L’examen de la jurisprudence récente permet de mesurer le chemin parcouru.

Les exigences mises à la charge du salarié, qui se heurtaient fréquemment à une difficulté probatoire, sont dorénavant assez considérablement allégées.

Illustrations récentes

Précisons tout d’abord que la prescription sur les heures supplémentaires porte sur les sommes dues au titre des trois années précédant la rupture du contrat de travail.

1– Pour justifier des heures supplémentaires qu’il avait accomplies, un salarié produisait des attestations indiquant que les clients pouvaient prendre rendez-vous de 9 h à 21 h du lundi au samedi, voire le dimanche au besoin, ainsi qu’un tableau récapitulatif des heures supplémentaires réalisées chaque semaine pendant une période de trois ans.

La Cour d’appel l’avait débouté, considérant que si des mails étaient envoyés au salarié tôt le matin ou tard le soir, ils n’avaient pas pour objectif d’obtenir un travail immédiat, mais uniquement de le prévenir des rendez-vous convenus pour les jours à venir, et que les attestations ne constituaient pas des éléments suffisamment précis sur des heures effectivement réalisées.

Elle ajoute que le tableau récapitulatif d’heures supplémentaires qu’il produisait indiquant qu’il aurait effectué toutes les semaines pendant trois ans 31 heures supplémentaires n’apparaissait pas crédible, ne permettant pas de connaître le détail d’heures que le salarié aurait effectivement réalisées et ne mettait pas l’employeur en mesure d’y répondre.

Conclusion pour les Juges du fond, l’intéressé n’apportait pas d’élément sérieux sur l’exécution des heures de travail au titre desquelles il sollicitait le paiement de salaires.

Décision censurée par la Chambre sociale de la Cour de cassation, qui juge qu’il résultait de ses constatations que le salarié présentait des éléments suffisamment précis pour permettre à l’employeur de répondre (Cass. Soc. 28 sept. 2022 n° 21-13496).

2– Une salariée établissait les heures supplémentaires qu’elle avait réalisées en fournissant quelques extraits de son agenda.

La Cour d’appel rejette sa demande lui reprochant d’avoir établi un décompte sur la base d’une évaluation forfaitaire de ses horaires de travail, retenant que ces éléments ne concernaient qu’une période limitée de la relation de travail et ne corroboraient pas les horaires de travail revendiqués par la salariée.La preuve des heures supplémentaires ne repose pas uniquement sur le salarié, qui doit apporter des éléments précis

Il lui est notamment fait grief d’avoir inclus dans son décompte une période pendant laquelle elle suivait une formation universitaire.

L’arrêt est cassé, la Cour d’appel ayant eu tort de faire peser la charge de la preuve sur la seule salariée (Cass. Soc. 28 sept. 2022 n° 21-13485).

3– Une salariée, cadre en forfait jours sur l’année, demande le paiement d’heures supplémentaires et produit pour en justifier de nombreux mails envoyés à des heures matinales ou tardives, évaluant forfaitairement son temps de travail à 45 heures par semaine.

Les juges d’appel invalident le forfait jours, mais pour autant rejettent la demande d’heures supplémentaires.

Ils estiment que les courriels ne permettaient pas de retenir la réalité de l’amplitude journalière de travail accomplie dans l’intervalle après ou avant les heures de ces messages et critiquent la salariée pour ne pas avoir établi de décompte précis des horaires qu’elle avait accomplis, ni même d’avoir communiqué un agenda de ses rendez-vous donnant une estimation de ses journées de travail.

Ils affirment en outre que le contenu des mails ne permettait pas de retenir que la salariée était contrainte à une réponse immédiate tardive, ou qu’elle n’avait pas pu répondre antérieurement durant les « heures classiques de bureau », alors qu’elle disposait de toute latitude pour organiser son emploi du temps.

Nouvelle censure de la Chambre sociale de la Cour de cassation, qui relève que la salariée présentait des éléments suffisamment précis pour permettre à l’employeur de répondre, d’autre part, que ce dernier ne produisait aucun élément de contrôle de la durée de travail (Cass. Soc. 28 sept. 2022 n° 20-22885).

4– Un salarié, cadre en forfait jours, licencié pour insuffisance professionnelle, conteste son licenciement et forme à cette occasion une demande d’annulation du forfait jours et de paiement d’heures supplémentaires.

Il soutient avoir travaillé 45 heures par semaine, indiquant que ses horaires étaient fixes de 9h30 à 20 heures 5 jours par semaine, avec une pause déjeuner de 1h30, et produit à cet égard la copie de son badge d’accès aux locaux, ses bulletins de paye sur la période et un décompte comprenant un calcul global de ces heures.

La Cour d’appel annule le forfait jours, mais rejette la demande de paiement des heures supplémentaires, considérant qu’à défaut d’éléments précis, concordants et sincères sur ses horaires de travail effectivement accomplis, le seul calcul auquel le salarié s’est livré à hauteur de 9 heures, soit 45 heures de travail par semaine, sans élément concret permettant de s’assurer de l’effectivité du travail réalisé sur l’amplitude horaire projetée, est insuffisant à étayer sa demande en paiement d’heures supplémentaires.

Bis repetita, la Cour d’appel a eu tort de faire peser la charge de la preuve sur le seul salarié (Cass. Soc. 28 sept. 2022 n° 21-15470).

Il importe de souligner, pour conclure, que dans toutes ces décisions, la Chambre sociale de la Cour de cassation souligne avec constance qu’il incombe à l’employeur d’assurer le contrôle de la durée du travail et de répondre au salarié en produisant ses propres éléments, et qu’il est défaillant à satisfaire ces exigences.

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