Par Franc Muller – Avocat droit du travail, Paris
Un régime jusqu’à présent bien rodé
Pendant cette période de crise, qui n’engage guère à l’optimisme pour les salariés, les informations positives concernant la défense de leurs droits sont les bienvenues.
La Chambre sociale de la Cour de cassation vient de faire briller une petite lueur d’espoir en modifiant sa jurisprudence relative à l’administration de la preuve des heures supplémentaires, allégeant dorénavant la charge qu’elle faisait reposer sur les salariés.
Comme dans d’autres domaines, la valeur probatoire des pièces que produit le salarié qui demande le paiement de ses heures supplémentaires constitue souvent le nerf de la guerre dans l’instance judiciaire qui l’oppose à l’employeur.
Le Code du travail prévoit à cet égard :
« En cas de litige relatif à l’existence ou au nombre d’heures de travail accomplies, l’employeur fournit au juge les éléments de nature à justifier les horaires effectivement réalisés par le salarié. Au vu de ces éléments et de ceux fournis par le salarié à l’appui de sa demande, le juge forme sa conviction après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d’instruction qu’il estime utiles » (article L 3171-4).
En outre, les articles article L 3171-2 et L 3171-4 précisent qu’il incombe à l’employeur d’établir, lorsqu’un salarié ne travaille pas selon un horaire collectif, les documents nécessaires au décompte de la durée du travail, et de tenir à la disposition de l’administration du travail les documents permettant de comptabiliser le temps de travail accompli par chaque salarié.
Administration de la preuve des heures de travail effectuées
Ces textes déterminent une ligne de partage des obligations respectives du salarié et de l’employeur, interprétée par la jurisprudence de telle sorte que, « si la preuve des heures de travail effectuées n’incombe spécialement à aucune des parties, il appartient cependant au salarié de fournir préalablement au Juge des éléments de nature à étayer sa demande » (Cass. Soc 25 février 2004 n° 01.45-441).
Ainsi, devant la juridiction prud’homale, le salarié ne peut se contenter d’affirmer qu’il a accompli des heures supplémentaires que l’employeur n’ignorait pas, ce qui est souvent la réalité, encore doit-il étayer sa demande par la production de pièces qui l’établissent.
Pour ce faire, il pourra donc s’appuyer sur divers documents qui l’aideront à justifier son temps de travail effectif et l’amplitude de ses journées professionnelles : relevés informatiques de ses horaires d’entrée et de sortie de l’entreprise (lorsqu’il en existe), plannings, agendas, bons de livraison, courriels, billets de train ou d’avion, notes de taxi…
L’administration de la preuve a été aménagée par la Cour de cassation en deux temps : si le salarié doit étayer sa demande par la production d’éléments suffisamment précis quant aux horaires qu’il a effectivement réalisés, l’employeur doit ensuite y répondre en fournissant ses propres éléments (Cass. Soc. 24 nov. 2010 n° 09-40928).
Or, les Conseils de prud’hommes et parfois les Cours d’appel, qui sont fréquemment saisis de ces litiges, peuvent se montrer très exigeants en faisant reposer la charge de la preuve exclusivement sur le salarié, en méconnaissance des règles déterminées par la Chambre sociale de la Cour de cassation.
Ainsi dans une récente illustration, un salarié avait présenté une demande de paiement d’heures supplémentaires sur les trois dernières années précédant la rupture de son contrat de travail et produisait à cette fin un décompte quotidien de la durée de sa journée de travail.
Sa demande avait toutefois été rejetée par la Cour d’appel, au motif que l’employeur affirmait que plusieurs témoins ayant exercé la même fonction que lui précisaient avoir, de manière générale, pu exercer leurs missions dans le cadre de l’horaire contractuel de travail sans se trouver dans l’obligation d’effectuer des heures supplémentaires.
Cette motivation surprenante est censurée par la Cour de cassation, qui rappelle opportunément aux juges du fond qu’après avoir constaté que le salarié étayait sa demande, il appartenait à l’employeur de fournir en réponse des éléments de nature à justifier les horaires effectivement réalisés par le salarié (Cass. Soc. 29 janv. 2020 n° 18-22401).
La Haute juridiction opère aujourd’hui un revirement qui devrait permettre de rompre cette résistance opposée par certains Juges du fond
Elle s’appuie en particulier sur une décision de la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) du 14 mai 2019 (n° C-55/18), statuant sur un litige concernant notamment l’enregistrement du temps de travail journalier et des éventuelles heures supplémentaires réalisées par des salariés.
Les Juges européens y énoncent qu’au regard de la législation de l’Union, les États membres doivent imposer aux employeurs l’obligation de mettre en place un système objectif, fiable et accessible permettant de mesurer la durée du temps de travail journalier effectué par chaque travailleur.
Dans ce contexte, qui rééquilibre substantiellement les obligations pesant sur le salarié et sur l’employeur, la Chambre sociale vient de juger :
Qu’en cas de litige relatif à l’existence ou au nombre d’heures de travail accomplies, il appartient au salarié de présenter, à l’appui de sa demande, des éléments suffisamment précis quant aux heures non rémunérées qu’il prétend avoir accomplies afin de permettre à l’employeur, qui assure le contrôle des heures de travail effectuées, d’y répondre utilement en produisant ses propres éléments. Le juge forme sa conviction en tenant compte de l’ensemble de ces éléments au regard des exigences rappelées aux dispositions légales et réglementaires précitées. Après analyse des pièces produites par l’une et l’autre des parties, dans l’hypothèse où il retient l’existence d’heures supplémentaires, il évalue souverainement, sans être tenu de préciser le détail de son calcul, l’importance de celles-ci et fixe les créances salariales s’y rapportant (Cass. Soc. 18 mars 2020 n° 18-10919).
Elle infléchit ainsi sa position antérieure en substituant à l’obligation du salarié « d’étayer sa demande », celle moins contraignante « de présenter, à l’appui de sa demande, des éléments suffisamment précis ».
Cette affaire concernait un salarié, débouté de sa demande de paiement d’heures supplémentaires en appel au motif que les documents qu’il y avait produits étaient différents de ceux communiqués devant le conseil des prud’hommes à l’appui de sa demande initiale, le salarié ayant simplement entendu corriger certaines erreurs qui lui avaient été reprochées en première instance.
La Cour d’appel en avait déduit que les éléments présentés par le salarié n’étaient pas suffisamment précis quant aux horaires effectivement réalisés pour étayer sa demande et permettre à l’employeur de répondre en fournissant ses propres éléments.
La Cour de cassation censure cette décision pour avoir fait peser la charge de la preuve sur le seul salarié.
Dans la notice explicative qui accompagne cet arrêt, les Hauts magistrats précisent que la Cour de cassation entend souligner que les juges du fond doivent apprécier les éléments produits par le salarié à l’appui de sa demande au regard de ceux produits par l’employeur et ce afin que les juges, dès lors que le salarié a produit des éléments factuels revêtant un minimum de précision, se livrent à une pesée des éléments de preuve produits par l’une et l’autre des parties, ce qui est en définitive la finalité du régime de preuve partagée.
Espérons donc que cette directive d’interprétation sera bien entendue…