Par Franc Muller – Avocat droit du travail, Paris

 

La liberté d’expression, une liberté fondamentale bénéficiant a priori d’une solide protection

La liberté d’expression se paie chèrement pour les salariés qui osent porter à la connaissance de l’employeur sans fard et en termes directs les graves dysfonctionnements qu’ils ont relevés dans l’exercice de leurs fonctions.

Elle est alors perçue comme une opposition inadmissible à l’omnipotence de l’employeur et l’impudent risque d’être sanctionné par un licenciement, pour faute grave, qui se traduit par un départ immédiat de l’entreprise, sans préavis ni indemnité de licenciement.

La liberté d’expression constitue pourtant une liberté fondamentale, consacrée par les plus hautes normes juridiques nationales et internationales (article 11 de la Constitution, article 10 de la CEDH…) et considérée comme l’un des fondements de la société démocratique.liberté d'expression du salarié

Elle bénéficie en outre d’une protection renforcée dans le code du travail, accordée aux lanceurs d’alerte ayant « relaté ou témoigné, de bonne foi, de faits constitutifs d’un délit ou d’un crime dont il aurait eu connaissance dans l’exercice de ses fonctions » (article L 1132-3-3 du Code du travail).

Lorsque le salarié conteste son licenciement devant la juridiction prud’homale en invoquant la violation de sa liberté d’expression, c’est la nullité de son congédiement qui est encourue, ouvrant droit à sa réintégration dans l’entreprise, ou à défaut à son indemnisation (articles L 1235-3-1 et L 1132-4 du Code du travail).

Le motif de licenciement prononcé, même en partie, en raison de l’exercice par le salarié de sa liberté d’expression entraîne à lui seul la nullité du licenciement

La Chambre sociale de la Cour de cassation juge avec constance que la seule référence dans la lettre de rupture à une atteinte à une liberté fondamentale entraîne, à elle seule, la nullité de la rupture.

Elle l’a déjà jugé à propos d’un salarié licencié pour s’être notamment vu reprocher d’avoir engagé une procédure à l’encontre de son employeur en demandant la résiliation judiciaire de son contrat de travail, ce qui méconnaissait la liberté fondamentale d’ester en justice reconnue au salarié (Cass. Soc. 3 juin 2021 n° 19-25338).

Elle vient également de consacrer cette solution lorsqu’un employeur licencie un salarié ayant fait un usage normal de sa liberté d’expression

Il convient à cet égard de rappeler que la liberté d’expression du salarié est en principe la règle ; elle ne dégénère en abus, que lorsqu’il a usé de termes diffamatoires, injurieux ou excessifs, les juges se livrant au demeurant à une interprétation liberte d'expression reseaux sociauxstricte de cette exigence.

L’affaire concernait un salarié, détaché en Roumanie où il occupait les fonctions de Directeur Général de la filiale française d’un groupe agro-alimentaire, licencié pour faute grave après que l’employeur lui ait reproché en particulier les propos qu’il avait tenus dans une lettre adressée au président du directoire du groupe dans laquelle il mettait en cause le directeur d’une filiale ainsi que les choix stratégiques du groupe.

Le salarié déplorait dans cette correspondance, en des termes que la Cour d’appel avait jugé non excessifs : « quatre ans de non gestion où le groupe a renié des valeurs aussi essentielles que sécurité et éthique »… « la sécurité : le management en place avant mon arrivée est incompétent, gravement incompétent »… « les limites de la gestion à distance de M. [R] (présent 3 jours par an selon la rumeur) sont criantes »… « concernant l’éthique, la situation est tout aussi dramatique »… « j’ai une seule question : la direction de Tereos qui ne mettait presque jamais les pieds en Roumanie a-t-elle sciemment laissé perdurer cette situation ou a-t-elle, par manque d’implication, laissé toute latitude à un management local incompétent et corrompu ? », il concluait son propos en indiquant : « Je vous parlerais du profond malaise qui est le mien à avoir été nommé à un tel poste. Je ne suis manifestement pas fait pour la Roumanie, je suis trop honnête et trop strict ».

Pour faire bonne mesure, l’employeur avait invoqué d’autres motifs de licenciement, critiquant le salarié pour « avoir usé de la menace de communiquer auprès de tiers des faits dont il aurait eu connaissance dans le cadre de ses fonctions » et « refusé d’assumer les responsabilités inhérentes à son statut et sa fonction ».

Son licenciement est jugé nul.

Les juges du fond, approuvés par la Chambre sociale de la Cour de cassation, considèrent que les termes employés par l’intéressé n’étaient ni injurieux, ni excessifs, ni diffamatoires à l’endroit de l’employeur et du supérieur hiérarchique.

Elle en déduit qu’il n’y avait pas lieu d’examiner les autres griefs articulés dans la lettre de licenciement, dès lors qu’il était notamment reproché au salarié un exercice non abusif de sa liberté d’expression, de sorte que son licenciement était nul (Cass. Soc. 29 juin 2022 n° 20-16060).

On relèvera enfin que le salarié obtient une victoire supplémentaire, son employeur étant condamné à l’indemniser en outre pour exécution déloyale du contrat de travail, ce qui n’est pas si fréquent, alors qu’il ne lui avait pas permis d’accepter l’affectation qui lui était proposée en connaissance de cause, les documents qui lui avaient été communiqués préalablement à la formalisation de son affectation ne donnant pas une image fidèle de la filiale particulièrement en matière de sécurité.

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