Par Franc Muller – Avocat droit du travail, Paris
Manquements de l’employeur et rupture du contrat de travail à ses torts
Il est parfois des situations où la relation de travail tourne au cauchemar pour le salarié en raison du comportement ou d’agissements de l’employeur.
De sorte que ces situations rendent impossible la poursuite du contrat de travail.
C’est notamment le cas pour toutes les atteintes à la santé ou à la sécurité du salarié (harcèlement moral ou sexuel notamment, souffrance au travail…).
C’est également le cas lorsque le versement du salaire intervient de manière irrégulière, et plus encore lorsque l’employeur cesse de le payer, ou qu’il refuse de procéder au paiement de primes ou de bonus dont il est redevable.
La rupture du contrat de travail à l’initiative du salarié peut également se justifier lorsque l’employeur cesse de lui confier du travail, ou lorsqu’il vide son poste de sa substance, l’intéressé se trouvant rétrogradé.
Dans ces hypothèses, et à condition que le salarié ait suffisamment documenter ces manquements en se ménageant des éléments de preuve, il peut prendre l’initiative de la rupture du contrat de travail soit par une prise d’acte, soit par une demande de résiliation judiciaire, selon les circonstances.
Distinction entre la prise d’acte et la résiliation judiciaire du contrat de travail
Si ces deux modes de rupture tendent à voir juger que la rupture du contrat de travail s’analyse en un licenciement dépourvu de cause réelle et sérieuse, ils diffèrent dans leurs modalités et dans leurs conséquences.
La prise d’acte de la rupture du contrat de travail produit un effet immédiat, de sorte que celui-ci est rompu aussitôt après que l’employeur a reçu la lettre l’en informant.
Le salarié n’exécute donc pas de préavis.
La résiliation judiciaire nécessite que le salarié, tout en poursuivant sa relation contractuelle et en demeurant salarié de l’entreprise, demande à la juridiction prud’homale de prononcer la rupture du contrat de travail.
Celle-ci sera prononcée par le Conseil de Prud’hommes, et à la date de sa décision, s’il considère que les manquements de l’employeur étaient tellement graves qu’ils la justifiaient.
Le mécanisme de la garantie des AGS en cas de procédure collective
L’acronyme AGS désigne l’Assurance Garantie des Salaires.
Il s’agit d’un dispositif, financé par une cotisation patronale précomptée à l’ensemble des salariés, qui assure leur protection en cas de défaillance de leur entreprise l’empêchant de régler les salaires.
Ce mécanisme légal de protection permet ainsi au salarié, en cas d’ouverture d’une procédure de sauvegarde, de redressement ou de liquidation judiciaire de l’entreprise l’employant, d’être payé des créances résultant de son contrat de travail (article L 3253-8 du Code du travail).
Le salarié a en effet l’assurance d’obtenir le paiement de ses salaires, de son préavis, des congés payés et de l’indemnité de licenciement, le cas échéant.
S’y ajoutent également les indemnités pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, lorsque le salarié, après avoir contesté son licenciement, a obtenu gain de cause devant la juridiction prud’homale et que l’employeur fait l’objet d’une procédure collective.
La garantie des AGS est toutefois limitée à un plafond, fixé par voie règlementaire, qui varie selon l’ancienneté du contrat de travail (article D 3253-5 du Code du travail).
Le montant de ce plafond s’élève pour l’année 2025 à 94 200 €, ce qui est loin d’être négligeable.
Jusqu’à présent, la prise d’acte et la résiliation judiciaire n’étaient pas garanties par les AGS
Les salariés qui prenaient acte de la rupture de leur contrat de travail, ou qui engageaient une action en résiliation judiciaire devant le Conseil de Prud’hommes devaient être très vigilants car les AGS ne garantissaient pas les sommes qui leur étaient dues dès lors que l’employeur faisait l’objet d’une procédure collective.
La cour de cassation jugeait en effet que la garantie des AGS s’appliquait uniquement à une rupture du contrat de travail à l’initiative de l’administrateur judiciaire ou du mandataire liquidateur, qui sont les organes désignés dans le cadre de cette procédure.
En clair, dans le cadre d’une contestation de la rupture du contrat de travail, la garantie des AGS jouait seulement en cas de licenciement (pour motif personnel ou économique).
Mais la prise d’acte et la résiliation judiciaire du contrat de travail en étaient exclues (Cass. Soc. 20 déc. 2017 n° 16-19517, Cass. Soc. 14 juin 2023 n° 20-18397).
Le salarié pouvait donc parfois se trouver dans la situation paradoxale où il obtenait satisfaction devant les juridictions du travail, mais ne bénéficiait d’aucune indemnité réparant le préjudice qu’il avait subi lorsque l’entreprise avait été placée en redressement ou en liquidation judiciaire.
Un tel écueil n’existant pas lorsqu’il contestait avec succès son licenciement, les indemnités pour licenciement sans cause réelle et sérieuse entrant dans la garantie des AGS.
La fin d’une situation injuste
Cette inégalité vient heureusement de prendre fin.
Par deux décisions rendues le 8 janvier 2025, la Chambre sociale de la Cour de cassation revient sur cette jurisprudence.
Ce revirement est inspiré d’un précédent arrêt rendu par la Cour de Justice de l’Union Européenne du 22 février 2024, qui censure l’inégalité selon que l’auteur de la rupture du contrat de travail est ou non le salarié (Association Unédic délégation AGS de [Localité 6], aff. C-125/23).
Un habile plaideur, par le biais d’une question préjudicielle, ayant soutenu avec succès l’incompatibilité de cette jurisprudence avec une directive 2008/94/CE du Parlement européen et du Conseil, du 22 octobre 2008, relative à la protection des travailleurs salariés en cas d’insolvabilité de l’employeur.
La juridiction européenne avait retenu que, dans le cas d’une prise d’acte ou d’une résiliation judiciaire, la rupture du contrat par le salarié « ne saurait être regardée comme résultant de sa volonté dès lors qu’elle est, en réalité, la conséquence des manquements de l’employeur ».
On ne saurait qu’approuver cette affirmation.
Il en résulte désormais qu’au terme de la nouvelle position de la Cour de cassation, les AGS doivent couvrir les créances impayées résultant de la rupture d’un contrat de travail à l’initiative du salarié, qu’il s’agisse d’une prise d’acte (Cass. Soc. 8 janv. 2025 n° 20-18484) ou d’une résiliation judiciaire (Cass. Soc. 8 janv. 2024 n° 23-11417).