Par Franc Muller – Avocat droit du travail, Paris

 

Chauffeurs de VTC, une relation de travail subordonnée ?

Les actions en requalification des chauffeurs de VTC travaillant pour une plateforme de mise à disposition connaissent des fortunes diverses ; après que la Cour de cassation ait requalifié la relation de travail de chauffeurs employés par Uber en contrat de travail, elle vient de décider le contraire pour ceux travaillant pour « le cab ».

Une contradiction en apparence qui s’explique par la position intransigeante de la Chambre sociale de faire évoluer sa jurisprudence et de l’adapter à la réalité d’une profession pour laquelle les chauffeurs ont un très fort lien de dépendance à l’égard de leur donneur d’ordres et une marge de liberté pour le moins réduite.

Mais avec une constance qui frise l’obsession, la Haute juridiction persiste à considérer que le salariat se définit par l’existence d’un lien de subordination dont la définition, qu’elle a adoptée en 1996, est la suivante :

« Le lien de subordination est caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné ; le travail au sein d’un service organisé peut constituer un indice du lien de subordination lorsque l’employeur détermine unilatéralement les conditions d’exécution du travail » (Cass. Soc. 13 nov. 1996 n° 94-13187).

Cette définition avait été alors appliquée, à l’occasion d’un contrôle opéré par l’URSSAF, à des conférenciers et intervenants extérieurs travaillant pour la Société Générale dont la qualification de salarié avait été retenue.

Depuis lors, dans chaque affaire de requalification soumise à son examen, la Chambre sociale de la Cour de cassation s’interroge afin de vérifier si la relation contractuelle entre les parties répond à cette exigence avant de la requalifier, le cas échéant, en salariat.contrôle activité salarié

C’est donc dans ce contexte qu’elle avait pu considérer que les chauffeurs travaillant pour Uber n’avaient d’indépendant que le nom, et que les conditions du salariat étaient réunies (Cass. Soc. 4 mars 2020 n° 19-13316).

Ces chauffeurs ne disposaient en effet d’aucune autonomie et étaient intégrés à un service de transport organisé par Uber par le biais de sa plateforme, ils n’avaient pas de clientèle propre et ne fixaient ni les tarifs, ni les conditions d’exercice de la prestation de transport, en outre tout chauffeur refusant à trois reprises les sollicitations de la plateforme ainsi que ceux ayant un nombre d’annulation de commandes trop élevé étaient sanctionnés par la perte d’accès à l’application.

Il en résultait en conséquence que le statut de travailleur indépendant procédait d’une fiction et que la réalité de la relation de travail relevait d’un salariat (déguisé).

Toute autre est l’analyse faite par la Cour de cassation s’agissant des chauffeurs travaillant pour « le cab ».

L’exigence excessivement stricte de caractériser précisément le lien de subordination

Un chauffeur avait saisi la juridiction prud’homale après s’être fait congédier par la société exploitant l’application « le cab », et demandait à ce qu’il soit jugé que sa relation contractuelle caractérisait un travail subordonné et qu’il était donc salarié de l’entreprise qui l’avait employé.

La Cour d’appel avait suivi son argumentation et avait considéré que la rupture constituait en réalité un licenciement.

Pour ce faire, elle avait établi que le chauffeur n’avait pas le libre choix de son véhicule qui lui était imposé par le donneur d’ordres, un modèle unique étant imposé, que la société mettait également à sa disposition un smartphone équipé d’un GPS lui permettant d’être localisé en temps réel, de sorte que « le Cab » puisse procéder à une répartition optimisée des courses et assurait ainsi un contrôle permanent de l’activité de l’intéressé.

La société fixait également le montant des courses, qui était facturé au nom et pour le compte du chauffeur, et modifiait unilatéralement le prix des courses, à la hausse ou à la baisse en fonction des horaires.

véhicule de fonction et covoiturageEnfin, la société disposait d’un pouvoir de sanction à l’égard du chauffeur, à travers un système de notation attribué par les personnes transportées.

Les Juges du fond avaient ainsi estimé que le lien de subordination était caractérisé et avaient notamment accordé à l’intéressé des dommages intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, une indemnité compensatrice de préavis, ainsi que des dommages intérêts pour travail dissimulé.

La décision est cependant critiquée par la Chambre sociale de la Cour de cassation, qui reproche aux Juges d’appel de « s’être déterminés par des motifs insuffisants à caractériser l’exercice d’un travail au sein d’un service organisé selon des conditions déterminées unilatéralement par la société, sans constater que celle-ci avait adressé au chauffeur des directives sur les modalités d’exécution du travail et qu’elle disposait du pouvoir d’en contrôler le respect et d’en sanctionner l’inobservation » (Cass. Soc. 13 avril 2022 n° 20-14870).

Rappel donc à de strictes exigences, la Chambre sociale fustigeant les magistrats d’appel pour ne pas avoir suffisamment caractérisé le triptyque définissant le lien de subordination, en particulier dans ses composantes relatives à l’exigence de directives données au chauffeur sur l’exécution de son travail, son pouvoir de contrôle et de celui de sanction en cas d’inexécution.

Une distinction qui peut paraître artificielle

On pourrait cependant objecter que, même si les conditions d’exercice des prestations de travail des chauffeurs employés par Uber et de ceux travaillant pour Le Cab (nombreux sont au demeurant ceux qui travaillent pour les deux applications) ne sont pas rigoureusement identiques, elles relèvent d’un même état de dépendance économique à l’égard d’un donneur d’ordre qui peut, unilatéralement et sans avoir à en justifier, cesser de leur fournir du travail et rompre la relation contractuelle.

Cette situation, profondément déséquilibrée, mériterait que la Haute juridiction fasse évoluer une jurisprudence qui date de plus de 25 ans, et qu’elle l’adapte avec davantage de souplesse au bouleversement des relations professionnelles intervenu sous l’influence des nouvelles technologies, en accordant les mêmes droits à des chauffeurs qui sont peu ou prou placés dans une position très proche.

Pour le profane, la distinction peut en effet sembler ésotérique.

Tout bien considéré, la différence entre les chauffeurs travaillant pour les différentes plateformes de mise à disposition est-elle si significative pour que l’un soit jugé salarié et l’autre travailleur indépendant ?

Dans le même temps… publication d’une ordonnance renforçant l’autonomie des travailleurs indépendants des plateformes de mobilité

On signalera pour conclure la publication de l’ordonnance n° 2022-92 du 6 avril 2022 « renforçant l’autonomie des travailleurs indépendants des plateformes de mobilité, portant organisation du dialogue social de secteur et complétant les missions de l’Autorité des relations sociales des plateformes d’emploi ».

Celle-ci prévoit des droits collectifs pour les chauffeurs et l’institution d’instances représentatives.

Elle leur accorde également de nouveaux droits, tout en prenant soin de « renforcer leur autonomie », en préservant ainsi les donneurs d’ordre d’une action en requalification.

L’article 1er dispose notamment que les plateformes assurent aux travailleurs y ayant recours pour leur activité les droits suivants :
1° celui de choisir leurs plages horaires d’activité et leurs périodes d’inactivité, et de pouvoir se déconnecter durant leurs plages horaires d’activité ;
2° Pour l’exécution de leurs prestations :
a) Les travailleurs de ces plateformes ne peuvent se voir imposer l’utilisation d’un matériel ou d’un équipement déterminé, sous réserve des obligations légales et réglementaires en matière notamment de santé, de sécurité et de préservation de l’environnement ;
b) Ne peuvent recourir, simultanément, à plusieurs intermédiaires ou acteurs de mise en relation avec des clients en vue de la réalisation de ces prestations ou commercialiser, sans intermédiaire, les services de transport qu’ils exécutent ;
c) Déterminent librement leur itinéraire au regard notamment des conditions de circulation, de l’itinéraire proposé par la plateforme et le cas échéant du choix du client.
L’exercice de ces droits ne peut, sauf abus, engager la responsabilité contractuelle des travailleurs, constituer un motif de suspension ou de rupture de leurs relations avec les plateformes, ni justifier de mesures les pénalisant dans l’exercice de leur activité. Toute stipulation contraire est réputée non écrite.

Les exigences qui pèsent sur les plateformes, si elles sont respectées, constituent de nouveaux obstacles pour les chauffeurs qui souhaiteraient faire requalifier leur relation de travail…

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