Par Franc Muller – Avocat, droit du travail, Paris
Chauffeurs UBER : requalification en salariat
La décision a fait grand bruit mais elle est parfaitement conforme à la jurisprudence traditionnelle de la Chambre sociale de la Cour de cassation, à laquelle elle n’a pas dérogé : la relation de travail d’un chauffeur de VTC, travailleur prétendument indépendant, avec la plateforme UBER caractérise l’existence d’un lien de subordination, de sorte qu’il y a lieu de considérer qu’il était en réalité salarié de la société UBER, qui en était l’employeur.
La Cour de cassation se fonde, pour parvenir à cette solution, sur la définition du lien de subordination qu’elle retient invariablement depuis 1996 : le lien de subordination est caractérisé par « l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné ».
Elle précise en outre que « peut constituer un indice de subordination le travail au sein d’un service organisé lorsque l’employeur en détermine unilatéralement les conditions d’exécution », ce qui est également une motivation constante.
On se rappelle que dans un contexte similaire, la Cour de cassation avait déjà requalifié la relation contractuelle d’un livreur de repas en vélo avec la plateforme « take eat easy » en contrat de travail pour les mêmes raisons (Cass. Soc. 28 nov. 2018 n° 17-20079).
Avant cela, elle avait requalifié en contrat de travail, entre autres, la relation de musiciens avec un orchestre (Cass. Soc. 4 déc. 2013 n° 12-26553), de participants d’une émission de téléréalité avec la société de production qui les employait (Cass. Soc. 3 juin 2009 n° 08-40981)…
En l’espèce, c’est un chauffeur dont le compte avait été fermé par UBER qui avait saisi la juridiction prud’homale d’une demande de requalification de sa relation de travail.
La décision était attendue car derrière elle, c’est le mode de fonctionnement d’un système économique qui était susceptible d’être remis en cause.
La Cour d’appel avait donné raison au chauffeur, et après avoir analysé le triptyque habituel (1- travail sous l’autorité d’un employeur, 2- qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, 3- contrôle de l’exécution par l’employeur et sanction en cas de manquement), avait considéré qu’il était réuni dans toutes ses composantes.
Elle avait en conséquence jugé que ce chauffeur était salarié et lui avait accordé des indemnités de rupture, un rappel de salaires, des dommages-intérêts pour non-respect des durées maximales de travail et pour travail dissimulé et une indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse.
La Cour de cassation, saisie d’un pourvoi de la société UBER, a approuvé les juges d’appel, énonçant que le statut de travailleur indépendant du chauffeur était fictif (Cass. Soc. 4 mars 2020 n° 19-13316).
Celui-ci avait dû s’enregistrer au registre du commerce comme travailleur indépendant et avait conclu un contrat de partenariat avec la plateforme, qui en avait fait une condition préalable indispensable.
Examinant la réalité de la relation de travail, les magistrats du fond avaient retenu que l’intéressé avait intégré un service de prestation de transport créé et entièrement organisé par la société UBER, qui n’existait que grâce à cette plateforme.
Il ne disposait d’aucune clientèle propre, et ne fixait pas librement ses tarifs ni les conditions d’exercice de sa prestation de transport, qui lui étaient imposés.
Il n’avait pas de libre choix dans l’itinéraire et des corrections tarifaires lui était appliquées s’il ne suivait pas celui qui lui était indiqué.
En outre, à titre de sanction, la société se réservait la faculté de déconnecter temporairement le chauffeur de son application à partir de trois refus de courses et il pouvait perdre l’accès à son compte en cas de dépassement d’un taux d’annulation de commandes ou de signalements de « comportements problématiques ».
La société UBER, soutenait au contraire que le chauffeur jouissait d’une totale liberté de travailler quand il le désirait, qu’il n’avait aucune obligation de se tenir à la disposition du donneur d’ordre, qu’il pouvait refuser ou accepter les courses qui lui était proposées et qu’il n’avait aucune obligation d’exclusivité et pouvait tout aussi bien travailler pour d’autres plateformes.
Ces arguments ont été jugés inopérants et les circonstances évoquées sont insuffisantes à exclure l’existence du lien de subordination.
Le chauffeur s’est donc vu reconnaitre la qualité de salarié.
Et à l’avenir ?
On pourra regretter au passage que la Chambre sociale de la Cour de cassation ne soit pas allée plus loin, comme cela le lui était suggéré, en retenant le critère de dépendance économique, mais les Hauts magistrats ont au moins eu le mérite de ne pas revenir sur la définition du lien de subordination, en des temps où les revirements de jurisprudence sont souvent favorables aux employeurs.
La voie est donc ouverte pour les chauffeurs de VTC, auxquels certains droits avaient été accordés, de soumettre leur litige aux juridictions prud’homales.
Cette décision sonne-t-elle pour autant le glas des sociétés de la « nouvelle économie » ayant recours à des chauffeurs de VTC, livreurs de repas et autres travailleurs à l’indépendance relative ?
Probablement pas car de nombreux travailleurs se satisfont du système et n’envisagent pas de le contester, dépendance économique oblige !
Devant les récriminations des acteurs de la « nouvelle économie », la balle est désormais dans le camp du législateur, la ministre du travail ayant d’ores et déjà fait part de son intention de soumettre des propositions de réforme au parlement.
L’orientation prise ces dernières années (barème Macron, modification du régime d’assurance chômage…) ne laisse cependant pas augurer que, si réforme il y a, elle se fasse au bénéfice de ces travailleurs.