Par Franc Muller – Avocat licenciement, Paris
Responsabilité de la société mère en raison de son ingérence dans la gestion de sa filiale
Qu’il fût long le chemin avant que la Chambre sociale de la Cour de cassation se décide à reconnaître que l’ingérence d’une société mère dans la gestion et l’activité de sa filiale française, ayant conduit à sa liquidation judiciaire, puisse être considérée comme fautive et engage sa responsabilité à l’égard des salariés licenciés pour motif économique.
Jusqu’à présent, la voie empruntait la reconnaissance de la qualité de coemployeur de la société mère lorsque, selon la jurisprudence, « au-delà de la nécessaire coordination des actions économiques entre les sociétés appartenant à un même groupe et de l’état de domination économique que cette appartenance peut engendrer, une confusion d’intérêts, d’activités et de direction se manifestant par une immixtion dans la gestion économique et sociale de sa filiale », était établie.
En outre, si les juridictions prud’homales ne peuvent sanctionner les erreurs de gestion commises par l’employeur, qui relèvent de la compétence éventuelle de la justice commerciale, voire pénale, la Cour de cassation a eu l’occasion de juger que la décision de fermeture d’une entreprise, prise par un groupe, non pas pour sauvegarder sa compétitivité, mais afin de réaliser des économies et d’améliorer sa propre rentabilité, au détriment de la stabilité de l’emploi dans l’entreprise concernée, caractérisait une légèreté blâmable de l’employeur et partant, que les licenciements pour motif économique des salariés étaient dépourvus de cause réelle et sérieuse (affaire Goodyear Dunlop, Cass. Soc. 1er fév. 2011 n° 10-30045).
C’est désormais la condamnation de la société mère, qui par ses agissements fautifs, était à l’origine des difficultés économiques invoquées par l’employeur à l’appui des licenciements des salariés, qui est prononcée.
Cette évolution n’est probablement pas indifférente aux abus, largement médiatisés, commis par quelques groupes internationaux prospères ayant fait le choix de sacrifier l’emploi de salariés et de dépecer leur filiale française, afin de garantir aux actionnaires que la rentabilité du groupe ne sera pas affectée.
Position de la jurisprudence
Deux arrêts rendus le 24 mai 2018, qui font application des règles de responsabilité civile habituelles, illustrent cette solution.
Dans une première affaire, une salariée engagée par une société KEYRIA, holding d’une division constituée de plusieurs sociétés, qui avaient toutes été placées en liquidation judiciaire, avait été licenciée pour motif économique.
KEYRIA constituait une des divisions du groupe LEGRIS.
La salariée avait saisi la juridiction prud’homale afin notamment, de voir constater que le motif économique résultait d’une faute et à tout le moins d’une légèreté blâmable de son employeur, et demandait la condamnation de la société KEYRIA à une indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse ;
Erreurs de l’employeur allant au-delà des erreurs de gestion
La Chambre sociale de la Cour de cassation approuve la Cour d’appel d’avoir fait droit à ses prétentions, jugeant que « la société KEYRIA avait fait procéder au cours des années 2007 et 2008 à une remontée de dividendes de la part des sociétés filiales françaises, dans des proportions manifestement anormales compte tenu des marges d’autofinancement nécessaires à ces sociétés exerçant une activité dans un domaine par nature cyclique, et alors que certaines d’entre elles étaient déjà en situation déficitaire et que d’autres avaient des besoins financiers pour se restructurer et s’adapter à de nouveaux marchés, que ces remontées importantes opérées par l’actionnaire, réduisant considérablement les fonds propres et les capacité d’autofinancement de ces sociétés filiales, a provoqué leurs difficultés financières et par voie de conséquence celles de la société KEYRIA dont l’activité était exclusivement orientée vers les filiales ; qu’en l’état de ces constatations, elle avait pu décider que les difficultés économiques invoquées à l’appui du licenciement résultaient d’agissements fautifs de l’employeur, allant au-delà des seules erreurs de gestion, et en a exactement déduit que le licenciement était sans cause réelle et sérieuse » (Cass. Soc. 24 mai 2018 n° 17-12560).
Dans la seconde affaire, plusieurs salariés de la société LEE COOPER FRANCE, qui avait été placée en liquidation judiciaire, avaient attrait devant la juridiction prud’homale son principal actionnaire, la société SUN CAPITAL PARTNERS, dans le but que soit reconnue sa qualité de coemployeur et qu’elle soit condamnée au paiement de dommages-intérêts en raison de sa responsabilité ayant conduit à la perte de leur emploi.
Ici encore, leur action avait été en partie couronnée de succès, la société SUN CAPITAL PARTNERS étant condamnée à les indemniser pour la perte de leur emploi.
Nécessité d’une faute caractérisée
La Cour de cassation relève à cet effet que cette société était l’actionnaire principal du groupe LEE COOPER qui détenait la société LEE COOPER FRANCE à travers les sociétés qu’elle contrôlait ; qu’à son initiative, la société LEE COOPER FRANCE avait financé le groupe pour des montants hors de proportion avec ses moyens financiers…, que les facturations établies aux autres sociétés du groupe pour les services rendus par la société LEE COOPER FRANCE n’avaient été que très partiellement acquittées… ; qu’en l’état de ces constatations dont il résultait que la société SUN CAPITAL PARTNERS avait pris, par l’intermédiaire des sociétés du groupe, des décisions préjudiciables dans son seul intérêt d’actionnaire, lesquelles avaient entraîné la liquidation partielle de la société LEE COOPER FRANCE, ce dont il ressortait que la société SUN CAPITAL PARTNERS avait par sa faute, concouru à la déconfiture de l’employeur et à la disparition des emplois qui en est résultée (Cass. Soc. 24 mai 2018 n° 16-22881).
La recherche de la responsabilité extra-contractuelle de la société mère offre ainsi une alternative intéressante à celle de la reconnaissance d’un co-emploi.
Ces décisions constituent ainsi une lueur d’espoir compte tenu de la jurisprudence de la Chambre sociale, qui reste fermement campée sur sa position et continue d’appliquer un filtre très restrictif pour reconnaitre cette situation (Cass. Soc. 24 mai 2018 n° 16-18621).