Par Franc Muller – Avocat droit du travail, Paris
La fin des manquements de l’employeur causant « nécessairement » préjudice
Un revirement de jurisprudence de la Chambre sociale de la Cour de cassation a provoqué un véritable bouleversement dans le cadre du contentieux judiciaire opposant un salarié à son employeur, dont les conséquences sont particulièrement importantes.
C’est en effet à l’indemnisation du salarié que touche ce revirement, les Juges posant dorénavant l’exigence qu’il justifie de façon précise et circonstanciée du préjudice qu’il subit.
Jusqu’au 13 avril 2016, la Cour de cassation considérait avec une parfaite constance que certains manquements commis par un employeur causaient en eux-mêmes nécessairement préjudice au salarié, ouvrant ainsi droit au versement de dommages intérêts, et cela indépendamment du préjudice réellement subi par le salarié.
Il en allait ainsi, entre autres, lorsque l’employeur :
- remettait tardivement au salarié son attestation destinée à Pôle Emploi (Cass. Soc. 1er avril 2015 n° 14-12246),
- s’abstenait de faire passer une visite médicale d’embauche au salarié (Cass. Soc. 11 juill. 2012 n° 11-11709),
- stipulait dans le contrat de travail du salarié une clause de non-concurrence nulle (Casss. Soc. 2 juill. 2014 n° 12-27285).
Cette conception de l’existence « automatique » d’un préjudice s’inscrivait cependant à rebours des règles habituelles de la responsabilité civile, où la partie lésée doit justifier de l’existence du préjudice qu’elle allègue.
Elle pouvait trouver son fondement dans le déséquilibre inhérent au contrat de travail, le droit se chargeant alors d’en corriger les effets en favorisant dans certains cas la partie la plus faible, en l’occurrence le salarié.
On retrouve au demeurant une approche similaire en droit de la consommation, où la jurisprudence se montre globalement plus favorable, pour les mêmes raisons, aux consommateurs.
L’exigence de la démonstration par le salarié de l’existence d’un préjudice apprécié par les Juges du fond
Mais dorénavant, la Cour de cassation revient, en droit du travail, à une application stricte de l’orthodoxie juridique et exige que le salarié fasse la démonstration, pièces à l’appui, du préjudice qu’il a réellement subi, qui est évalué souverainement par les Juges du fond.
Faute de satisfaire à cette exigence, il ne percevra aucune indemnisation.
L’affaire à l’origine de ce revirement concernait un salarié qui avait fait citer son employeur devant la juridiction prud’homale aux fins de se voir remettre son certificat de travail et ses bulletins de paie.
Le Code du travail prévoit à cet égard que l’employeur délivre au salarié un certificat de travail à l’expiration du contrat de travail (article L 1234-19).
L’employeur lui ayant remis ces documents seulement lors de l’audience de conciliation, le salarié requérait sa condamnation au paiement de dommages-intérêts en réparation de cette remise tardive.
Cette action s’inspirait d’une solution classique, considérant que « la délivrance tardive d’une attestation destinée à Pôle emploi et d’un certificat de travail cause nécessairement au salarié un préjudice que le juge doit réparer » (Cass. Soc.1er avril 2015 n° 14-12246).
Le salarié avait pourtant été débouté et formait un pourvoi en cassation.
C’est dans ces circonstances que la Cour de cassation, procédant à un revirement, jugeait que :
« L’existence d’un préjudice et l’évaluation de celui-ci relèvent du pouvoir souverain d’appréciation des juges du fond » (Cass. Soc. 13 avril 2016, n° 14-28293)
De sorte qu’il appartient aux Juges du fond (Conseil de Prud’hommes et Cour d’appel) d’apprécier si le salarié justifie précisément d’un préjudice et du montant qu’il convient, le cas échéant, de lui allouer.
Mise en œuvre de cette nouvelle règle
Depuis lors, la Haute juridiction a appliqué cette règle à de nombreuses autres situations, jugeant ainsi :
- Qu’un salarié dont le contrat de travail stipulait une clause de non-concurrence nulle n’avait subi aucun préjudice résultant de l’illicéité de cette clause de non concurrence (Cass. Soc. 25 mai 2016 n° 14-20578),
- Qu’une Cour d’appel avait valablement pu constater qu’un salarié n’avait subi aucun préjudice résultant du défaut de délivrance des documents de fin de contrat (attestation destinée à Pôle emploi et du certificat de travail) (Cass. Soc. 14 sept. 2016 n° 15-21794),
- Qu’un salarié n’apportait aucun élément pour justifier le préjudice relatif à l’inobservation par l’employeur des règles de forme du licenciement (qui n’était pourtant pas contestée) et qu’il ne pouvait en conséquence prétendre à l’octroi de dommages intérêts (Cass. Soc. 30 juin 2016 n° 15-16066),
Et la liste est susceptible de s’allonger…
Le message délivré par la Cour de cassation a été rapidement reçu, car désormais les Cours d’appel exercent un contrôle systématique sur la justification des préjudices invoqués par les salariés.
Ainsi dans une affaire que nous avons récemment plaidée, et pour laquelle notre client s’était vu allouer une somme à titre de dommages intérêts pour absence de visite médicale d’embauche, la Cour d’appel de Paris a infirmé le jugement sur ce point, faute pour le salarié d’avoir étayé sa demande.
Une dérogation en matière de dépassement de la durée maximale de travail
Toutefois la Haute Juridiction permet une modeste exception en matière de dépassement de la durée maximale de travail.
Dans ce cas, en effet, elle juge que le seul constat du dépassement de la durée maximale de travail ouvre droit à la réparation (Cass. soc. 26 janv. 2022 n° 2°-21636).
Au regard de l’importance de ce manquement, elle semble considérer que la violation par l’employeur des obligations qui lui incombent concernant la réglementation du temps de travail justifie sa condamnation « automatique ».