Franc Muller – Avocat droit du travail, Paris

 

La reconnaissance du coemploi

La qualification de coemploi, élaborée par la jurisprudence, a connu des vicissitudes au fil du temps, et le durcissement de la Chambre sociale de la Cour de cassation concernant la reconnaissance du coemploi en matière de licenciement pour motif économique, ayant pour effet d’en limiter l’admission à une portion congrue.

Précisions que le coemploi désignait initialement l’existence d’un lien de subordination exercé conjointement par deux sociétés à l’égard d’un salarié, de sorte que celui-ci dispose en réalité de deux employeurs, et non un seul.

En effet, il est de jurisprudence constante que le contrat de travail ne dépend ni de la volonté exprimée par les parties, ni de la dénomination de leur convention, mais des conditions dans lesquelles la prestation de travail s’est exécutée (Cass. Soc. 12 juill. 2005 n° 03-45394).

C’est à l’égard d’une salariée travaillant comme vendeuse démonstratrice au BHV que le co-emploi a donc connu ses premières heures, le Juge retenant qu’outre la société qui avait embauché la salariée pour vendre ses produits et la rémunérait, la société BHV était également dotée du pouvoir de donner des ordres à la démonstratrice dans l’exécution de sa prestation de travail et de la sanctionner disciplinairement, un lien de subordination était ainsi caractérisé vis-à-vis de chacune des deux sociétés qui devaient, en conséquence, être considérées comme coemployeurs (Cass. Soc. 18 juin 1996 n° 93-40487).

La notion de coemploi a ensuite été transposée à des salariés employés de filiales de groupes internationaux, et licenciés pour motif économique, à cette particularité près que le lien de subordination n’était plus la conditions déterminante.

Les salariés soutenaient en l’occurrence que l’emprise de la société mère (localisée à l’étranger) était telle que leur employeur ne disposait plus d’aucun pouvoir effectif et était entièrement soumis aux instructions et directives de la direction du groupe, au seul profit de celui-ci.

La Cour de cassation avait suivi ce raisonnement, jugeant que le coemploi était constitué lorsqu’il existe entre la filiale d’un groupe et sa société mère « une confusion d’activités, d’intérêts et de direction conduisant cette dernière à s’immiscer directement dans la gestion de la filiale et dans la direction de son personnel » (Cass. Soc. 30 nov. 2011 n° 10-22964).

Puis, dans une seconde acception, la Haute juridiction s’était montrée plus exigeante, et plus précise quant à l’implication de la société mère dans la gestion de sa filiale, demandant aux Juges d’établir que « hors l’existence d’un lien de subordination, une société faisant partie d’un groupe ne peut être considérée comme un co-employeur à l’égard du personnel employé par une autre, que s’il existe entre elles, au-delà de la nécessaire coordination des actions économiques entre les sociétés appartenant à un même groupe et de l’état de domination économique que cette appartenance peut engendrer, une confusion d’intérêts, d’activités et de direction se manifestant par une immixtion dans la gestion économique et sociale de cette dernière » (Cass. Soc. 2 juillet 2014 n° 13-15208).coemploi

Il incombe ainsi aux Juges du fond caractériser de l’immixtion de la société mère dans la gestion économique et sociale de sa filiale.

Or, l’examen des décisions rendues à ce sujet démontre que cette preuve est très difficile à rapporter puisque la plupart des arrêts rejettent l’existence d’un coemploi, estimant que les conditions posées en dernier lieu par la Chambre sociale ne sont pas caractérisées (Cass. Soc. 4 fév. 2016 n° 14-20584, Cass. Soc. 10 déc. 2015 n° 14-19316, Cass. Soc 22 oct. 2015 n° 14-15780, 2 juillet 2014 n° 13-15208…).

Néanmoins, une timide lueur d’espoir était apparu dans une affaire où la Haute juridiction avait en considéré que les liens entre la société mère et sa filiale étaient constitutifs d’un coemploi.

L’affaire, assez emblématique, concernait le groupe 3 Suisses International.

La société 3 Suisses France appartenait à ce groupe, lequel était détenu à 51 % par le groupe de droit allemand Otto.

Le groupe 3 Suisses International était structuré en quatre domaines d’activité dont le commerce à destination des particuliers exercé par la société Commerce BtoC, laquelle contrôlait plusieurs enseignes et sociétés dont la société 3 Suisses France.

A partir du mois de décembre 2010, la société 3 Suisses France a réuni son comité d’entreprise en vue de la présentation d’un projet de réorganisation emportant la fermeture des espaces boutiques et le licenciement économique de l’ensemble des salariés qui y travaillaient.

C’est dans ces conditions que soixante-cinq des salariés licenciés en janvier 2012 dans le cadre de ces fermetures ont contesté la validité de ces licenciements pour insuffisance du plan de sauvegarde de l’emploi et demandé la condamnation in solidum (solidaire) des sociétés 3 Suisses France, 3 SI Commerce, anciennement dénommée 3 SI BtoC, et Argosyn, (anciennement dénommée 3 Suisses International).

Ils ont obtenu satisfaction devant la Cour d’appel, et cette décision a reçu l’approbation de la Cour de cassation (Cass. Soc. 6 juill. 2016 n° 15-15481).

Le contexte de cette affaire offre une illustration presque caricaturale de la concentration des pouvoirs entre les mains de la société mère dans la gestion économique et sociale de l’entreprise, et en particulier dans le domaine des ressources humaines de sa filiale française, qui ne disposait plus d’aucune autonomie :

« La cour d’appel a relevé qu’au moment de la réorganisation, la société 3 SI Commerce anciennement dénommée Commerce BtoC se confondait totalement avec la société 3 Suisses International, dont elle n’était qu’une émanation et n’avait pour objet que de faciliter la transformation de la société 3 Suisses France et des autres sociétés du domaine en de simples  » business unit  » relevant directement du groupe, que la distinction de la société Commerce BtoC avec la société 3 Suisses international était particulièrement malaisée comme en atteste le fait que les contrats d’assistance, mis en œuvre par la société Commerce BtoC, avaient été conclus avec la société 3 Suisses international ; que cette réorganisation a conduit à une immixtion de la société BtoC dans la gestion économique et sociale de la société 3 Suisses France par le transfert de ses équipes informatiques, comptables et surtout de ressources humaines notamment dans la formation, la mobilité et le recrutement ; qu’ainsi au cours d’une réunion du comité d’entreprise le 10 novembre 2010, tant le directeur général de la société 3 Suisses France et membre du comité de direction BtoC que le directeur des ressources humaines de la société et du domaine BtoC rappelaient que ce dernier disposait d’un pouvoir permanent pour agir dans toutes les sociétés relevant de ce domaine dont la société 3 Suisses France ; que ce même directeur mentionnait au cours de cette réunion que l’organisation du recrutement était centralisée afin qu’il puisse disposer d’une vision globale de tous les postes à pourvoir dans le domaine, la société 3 Suisses France étant totalement dépossédée de son pouvoir de recrutement ; qu’il qualifiait de cabinet de recrutement le service ressources humaines BtoC, devenu le seul interlocuteur par l’effet d’une délégation de fait dans ce secteur par la société 3 Suisses France afin que son dirigeant ne s’occupe plus désormais que de l’opérationnel ; qu’en outre la société Commerce BtoC, prenait en charge tous les problèmes de nature contractuelle, administrative et financière rencontrés par la société 3 Suisses France au moyen de son service comptabilité clients et bancaire dont le contrôle s’exerçait jusqu’aux feuilles de caisse mensuelles que les responsables des espaces 3 Suisses France devaient transmettre régulièrement à ce service ; qu’enfin, c’est le service juridique de la société 3 Suisses international qui a substitué la société 3 Suisses France dans ses démarches auprès du parquet à l’occasion des poursuites pénales engagées contre des hôtesses prévenues de détournement d’argent au préjudice de la société 3 Suisses France et a été amené à intervenir pour dénoncer les contrats conclus avec les retoucheuses à l’occasion de la fermeture des espaces »

Le coemploi demeure une qualification exceptionnelle

Cette brève parenthèse s’est vite refermée, le retour à l’orthodoxie a repris place.

Dans une dernière décision, la Haute juridiction a précisé dans quelle mesure l’immixtion permanente de la société mère dans la gestion économique et sociale de sa filiale était susceptible de qualifier une situation de coemploi.

Une société faisant partie d’un groupe ne peut être qualifiée de coemployeur du personnel employé par une autre que s’il existe, au-delà de la nécessaire coordination des actions économiques entre les sociétés appartenant à un même groupe et de l’état de domination économique que cette appartenance peut engendrer, une immixtion permanente de cette société dans la gestion économique et sociale de la société employeur, conduisant à la perte totale d’autonomie d’action de cette dernière (Cass. soc. 25 nov. 2020 n° 18-13769).

C’est donc la perte totale d’autonomie d’action de la filiale au bénéfice de la société mère, dans la gestion économique et sociale, qui seule signe le coemploi.

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